Dic - 13 - 2015

Dimanche 6 décembre, a eu lieu le premier tour des élections régionales en France. Celles-ci ont donné comme grand gagnant le Front National, qui a remporté environ 28 % des voix, contre 26.89 % de l’union entre Les Républicains et les partis centristes UDI et MoDem et 23 % du PS. Cela implique concrètement que le FN est en tête dans 6 régions, contre 4 des Républicains et 3 du PS.  Bien qu’il  reste toujours à définir les résultats concrets après le deuxième tour, il est possible que le FN remporte deux ou trois régions, et dans tous les cas, l’impact politique du premier tour a été énorme: c’est sa deuxième élection la plus importante en nombre de voix (6 millions voix, contre 6 400 000 lors des élections présidentielles de 2012), mais la plus forte en pourcentages (en 2012 il avait obtenu le 18 %).

Il faut souligner comme un fait important  l’abstention énorme qui a caractérisé les élections. Il atteint 50 % au niveau national et 55 % dans la région d’île-de-France. Ce n’est pas une nouveauté dans ce type d’élection: dans les elections départamentales de principes de cette année l’abstention a atteint aussi ces chiffres. Cependant, le souligner est toujours  important lorsqu’il s’agit de tirer le bilan sur les résultats des élections: par exemple, alors que la presse dit que environ « un tiers des jeunes ont voté pour le Front National », il faut savoir qu’il s’agit d’un tiers des jeunes qui ont voté: dans la bande de 18 à 24 ans, l’abstention a été de… 76 %! Si les élections sont un reflet déformé de l’état d’esprit et le rapport des forces entre les classes, cela est particulièrement vrai avec un taux aussi élevé d’abstention.

Nous ne nous arrêterons pas ici dans une analyse détaillée des résultats: ils sont facilement consultables et il est de manière générale clair qu’il s’agit d’une grande victoire du FN, que la droite est frappée du fait qu’il perd une partie de son électorat face au FN, et que le PS continue sa lente « descente aux enfers ». Ce qui nous intéresse ici c’est de rendre compte des éléments les plus politiques de l’élection, et  donner une explication de la progression du Front National et certains éléments qui permettraient de la combattre.

La base électorale du Front National

Il est à noter qu’il existe plusieurs sources d’électeurs du Front National. Sans pouvoir nous arrêter sur une analyse approfondie de la composition sociale, régionale ou d’âge de ses électeurs ou sur ses différentes motivations, nous voulons souligner quelques traits généraux qui nous permettent de comprendre son succès actuel.

Tout d’abord, il faut noter que le Front National se nourrit essentiellement d’un secteur historique de la société français d’orientation réactionnaire et d’extrême droite. L’extrême droite n’est pas une nouveauté en France: celle-ci se remonte à l’époque de l’intellectuel Maurras, au collaborationnisme avec le nazisme et le gouvernement de Pétain, aux courants réactionnaires qui ont défendu jusqu’à la fin l’Algérie « Française » comme l’organisation paramilitaire d’extrême droite OAS, qui a émergé du « putsch des généraux » à Alger en 1961. Ces derniers temps, ce secteur réactionnaire a montré sa puissance de feu à l’occasion des manifestations contre le mariage égalitaire, mobilisant des dizaines (ou centaines) de milliers de personnes à travers des réseaux intégristes catholiques, réactionnaires, « identitaires », etc. [1]

C’est pourquoi on ne peut pas laisser de côté le fait que le succès électoral du Front National s’appui dans un phénomène historique, une persistance de l’extrême droite dans la société française. Même en tant que phénomène électoral, le FN a une longue tradition: en 1988 déjà il obtenait à l’élection présidentielle plus de 4.300.000 voix et en 2002 il réussisait « l’exploit » de passer au second tour avec 5.500.000 voix (et sur la base, il faut le dire, d’une élection catastrophique du PS)[2].

Cela ne signifie pas que nous devrions minimiser l’impact politique de la victoire duFN, qui a fait la meilleure élection de son histoire en pourcentage et est la première force dans 6 des 13 régions. Mais il faut comprendre qu’une partie importante de son électorat est persistant et ne peut pas être réduit à un phénomène de « vote colère ». Cela dit, l’importante élection du FN s’explique également par le fait qu’il a réussi à conquérir de nouvelles franges de l’électorat qui justement ne font pas partie de ce tronc historique et qui votaient pour l’UMP, le PS, ou encore le PC. Nous allons essayer de donner des éléments sur le phénomène qui existe derrière cette « conquête électorale », qui est quantitativement et qualitativement importante.

Un premier élément est l’érosion historique du bipartisme français, qui s’est aggravée ces dernières années. Le gouvernement de Sarkozy, de l’UMP, a été chargé de « gérer » le début de la crise mondiale de 2008, qui lui a frappé en pleine présidence (2007-2012). À la tête du gouvernement, ila lancé des attaques importantes contre les travailleurs et les secteurs populaires (en plus de sa politique répressive et raciste), y compris la réforme des retraites de 2010 qui a déclenché la lutte ouvrière au niveau national la plus importante de ces quinze dernières années. Sur la base de cette érosion et de l’incapacité de Sarkozy de faire sortir le pays de la crise économique (pendant sa présidence,  le taux de chômage est passé de 8,5 % à 9,7 %) Hollande a remporté les élections en 2012. Depuis, la situation économique et sociale a continué à se détériorer, et le gouvernement du Parti Socialiste est devenu le champion des attaques anti-ouvriers (nous y reviendrons).

C’est pourquoi un discours qui apparaît souvent chez les électeurs du Front National est précisément cela: « nous avons déjà essayé avec l’UMP, avec le PS, qu’est-ce qu’on a à perdre en essayant avec le Front National? ». La situation de fragilité économique et sociale (le chômage, la destruction des services publics, une précarité de l’emploi brutale où un  CDI est devenu un luxe) fait que beaucoup de personnes disent est que  « de toute façon on ne peut pas être pire ». À ce phénomène contribue certainement la stratégie de « dédiabolisation » menée par Marine Le Pen, qui a cherché à faire du FN un « parti normal », comme les autres (cela au-delà de ses racines profondément racistes, xénophobes et islamophoes, renforcées encore plus après les récents attentats). Sur la base de l’érosion du système bipartite classique, le FN apparaît comme une  « option valide » (sont symptomatiques des témoignages des électeurs du FN, qui disent voter F N « en secret » depuis des années et le faire  « ouvertement et avec fierté » aujourd’hui). Le FN lui-même s’appuie aussi sur cela, dénonçant le  « système politique traditionnel », le bloque  « UMPS » et se montrant dans ce sens comme  « antisystème ».

Le deuxième élément ont été les attentats le 13 novembre et le virage à droite qui s’en est suivi. Toutes les mesures politiques qui ont suivi les attentats, la poursuite de la guerre, la fermeture des frontières et le renforcement de la présence policière et militaire en plus d’un discours guerrier, sécuritaire et xénophobe diffusé par les médias dominants et les politiciens n’ont fait  qu’ouvrir le terrain à la victoire du Front National. Sans doute, les attentats ont été un traumatisme important pour la société et un secteur de  celle-ci a viré (ou a approfondi son virage) vers la droite: Le Monde a souligné par exemple que depuis les attentats, le nombre de jeunes qui ont contacté l’armée pour devenir des soldats est passé de 150 par jour à 1500…

Cependant, on ne peut pas attribuer un effet « automatique » aux attentats, comme s’ils  devaient , de façon fataliste, nourrir le FN. Si l’organisation d’extrême droite s’est renforcée, c’est aussi parce que l’ensemble de l’arc politique a viré vers la droite et a repris un certain nombre de ses propositions. Un des électeurs du FN a déclaré:  « Le gouvernement applique le programme du FN: fermeture des frontières, état d’urgence, déchéance de la nationalité. Le FN propose cela depuis une décennie: si nous l’avions écouté, tout cela ne serait pas arrivé. En outre, s’il était visionnaire à cet égard, pourquoi aurait-il tort sur d’autres questions ?.

La résponsabilité  du gouvernement et du reste de l’arc politique

La victoire du FN est donc dans une large mesure la responsabilité directe et indirecte de l’actuel gouvernement et de ses alliés. D’une part, parce que précisément le gouvernement, élu sur la base de l’espoir qu’il éliminerait les mesures anti-ouvrières antisociales de Sarkozy, n’a fait que les approfondir. L’ANI, la Loi Macron, la volonté de réformer le code du travail en faveur du patronat ne sont que quelques-uns des attaques contre la classe ouvrière. À cela s’ajoutent l’austérité dans les services publics comme la santé et l’éducation, dans les transportes transports, les collectivités territoriales…

Cela a amené à un divorce clair entre la gauche au sens large et la classe ouvrière et les secteurs populaires qui se dirigent donc vers le Front National, qui tient un discours souverainiste, de défense de « l’industrie nationale », des « travailleurs français ». Il est significatif que l’une des mairies remportées par le FN récemment a été Hayange, ville ouvrière fortement affectée par la fermeture des hauts-fourneaux de Florange d’Arcelor-Mittal, que le gouvernement Hollande avait promis de sauver… C’est cette politique pro-patronat jusqu’aux os ce qui a discrédité la gauche face aux travailleurs et au peuple, qui se sentent trahis et sans direction claire. Comment pourrait-il en être autrement alors que le Secrétaire Général du Parti Communiste Français, Pierre Laurent, déclare que les attentats sont le résultat non pas de la guerre impérialiste et de la guerre sociale en France, mais du fait que le « austérité affecte également des services comme la police et la gendarmerie, qui devraient voir leurs effectifs augmenter, alors que des nouveaux commissariats devraient être ouverts… »

Parallèlement à cela, comme nous l’avons dit, il y a le virage réactionnaire du gouvernement après les attentats. Comme nous l’avons souligné dans d’autres articles, la réponse du gouvernement aux attentats a été la poursuite de la guerre au Moyen-Orient, la mise ne place l’état d’urgence et la répression des mobilisations sociales, accroitre le déploiement de l’appareil répressif et renforcer le discours contre « l’ennemi intérieur », avec des centaines de perquisitions et des assignations à résidence depuis le 13 novembre. Le gouvernement a repris une série de propositions du Front National qui, jusqu’il y a quelques mois, étaient considérées « indécentes » ou « contraires à l’esprit républicain »…

Sans aucun doute, la droite a également joué son rôle à l’heure d’ouvrir le terrain pour la formation d’extrême-droite. Il a couru derrière Le Pen, en durcissant son discours sécuritaire et xénophobe. Comment qualifier sinon les déclarations de Sarkozy qui compare les réfugiés de guerre à une « fuite d’eau » qui ne peut pas être résolue en « répartissant l’eau entre la cuisine, le salon et la chambre»: c’est-à-dire, la solution n’est pas d’accueillir les réfugiés dans les différents pays d’Europe mais bien de « arrêter la fuite d’eau ». Ou alors celles Christian Estrosi, candidat de Les Républicains en région PACA, qui a déclaré que « La civilisation judéo-chrétienne dont nous sommes les héritiers aujourd’hui est menacée (…) [par] l’islamo-fascisme qui est présent en Irak, en Syrie mais aussi ailleurs, et notamment en France, à travers les cinquièmes colonnes »…

L’impasse du « front républicain » en question

C’est pourquoi aucune alternative ne peut venir des accords électoraux par en haut entre le PS et Les Républicains. La réponse que le gouvernement du PS a donné à la dure défaite aux élections est l’appel au « Front républicain » pour affronter le FN (comme ce fut le cas en 2002 quand le PS appelle à voter pour Chirac, de l’UMP, contre le FN au second tour). Cela supposerait concrètement que Les républicains ou le PS retirent leurs listes lorsque c’est l’autre parti qui a une chance de gagner.

D’une part, cette idée a volé en éclats. Les Républicains, sous l’impulsion de Sarkozy, a approuvé lundi la politique « ni retrait ni fusion » au deuxième tour. Si le PS a impulsé la nécessité de rétirer de ses listes pour empêcher une victoire du FN, on ne sait ne pas si cette politique sera suivie par les bases. Le candidat du parti socialiste dans la région Grand Est a refusé de retirer sa liste. Il n’est pas non plus garanti que les bases du PS suivront le mot d’ordre de la direction : la nuit même des élections, de nombreux électeurs du parti socialiste ont déclaré dans le meeting de la région PACA qui « en aucun cas ils allaient voter pour Christian Estrosi ».

D’autre part, la stratégie du « front républicain » a un effet contre-productif. Tout d’abord, il renforce le discours du FN sur l’existence d’un front unique « UMPS » contre lui, d’une partie de la « vieille caste politique », du « système politique traditionnel ». Deuxièmement, comment expliquer aux électeurs qu’ils « ne peuvent pas voter » par un parti légal, habilité à participer aux élections, qui a des députés, des conseillers départementaux, des maires ? Le problème du « front républicain » est qu’il tente de résoudre avec un discours « moral » et des calculs mathématiques électoralistes par en haut, ce qui est un problème de fond : la progression du Front National sur la base de la grave situation économique et sociale que connaît le pays. Ainsi, les principaux partis bourgeois évitent de reconnaître leurs propres responsabilités dans la situation actuelle.

Construire la mobilisation dans les rues

En vérité, aucune « arithmétique électorale » ne pourra arrêter la montée du Front National. La seule façon de le combattre efficacement est de détruire les bases matérielles de son développement : les reculs et la désintégration économique et sociale, l’affaiblissement chronique des organisations de travailleurs, les catastrophes produites par la guerre impérialiste au Moyen-Orient. Dans ce sens, aucune solution ne peut venir de ceux qui sont précisément responsables de toutes ces calamités : le gouvernement du PS et de l’opposition bourgeoise de Les Républicains.

La présence de Jean Marie Le Pen au deuxième tour en 2002 a déclenché une réaction très progressive des secteurs importants de la population, particulièrement des jeunes, qui se sont organisées et se sont mobilisés contre le Front National et contre son discours réactionnaire et xénophobe, anti-musulman et anti-ouvrier. Aujourd’hui, il peut y avoir une réaction similaire, phénomène face auquel l’extrême gauche doit être sensible et doit faire le pari de construire.

En effet, la seule façon de faire face au virage réactionnaire est de reprendre les rues. De les reprendre contre le FN et ses politiques, comme celles qu’il mènera s’il gagne certaines régions. Les prendre contre le virage réactionnaire du gouvernement, contre la guerre impérialiste dans le Moyen Orient et contre sa volonté de faire taire toutes les voix alternative par le biais de la répression : continuer de défier l’état d’urgence et se mobiliser est une tâche essentielle. Les reprendre contre toute la politique antisociale et anti-ouvrière du gouvernement actuel et des gouvernements à venir, qui ne continueront qu’à apporter davantage de décomposition et de misère et à créer les bases matérielles du développement de l’extrême-droite.

Uniquement à travers la lutte en défense des droits et des acquis des travailleurs, des jeunes, des femmes, des secteurs opprimés de la population en raison de leur origine ethnique, religieux ou national (réel ou supposé) nous pourrons construire un mouvement fort qui change le climat actuel et qui ouvre la perspective d’une issue progressive de la crise capitaliste internationale.

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[1] On peut par exemple souligner que l’une des promesses de campagne du Front National est d’arrêter les subventions aux Planning Familial.

[2] Il faut préciser toutefois que cela représentait un pourcentage de 14,38 % en 1988 et de 16,86 % en 2002. Si le pourcentage du FN « flambe » lors de ces élections c’est du fait que, malgré la forte abstention, le FN parvient à maintenir une base stable de voix et même de l’augmenter en termes quantitatifs

Par Alejandro Vinet, le 09/12/15

Categoría: Français