Jun - 22 - 2015

Dimanche 7 juin ont eu lieu les élections parlementaires en Turquie. Le résultat de celles-ci, a signifié la perte de la majorité absolue de la part du gouvernement islamiste d’Erdogan et son parti AKP (« Parti de la Justice et du Développement »), bien qu’il continue d’être la force plus votée du pays avec 40 pour cent des votes. Cela signifie une chute de dix points (plus de six millions de votes) par rapport aux élections parlementaires de 2011 et aux présidentielles de 2014.

Avec ces résultats, l’AKP devra (pour la première fois depuis 2002) réaliser un accord avec d’autres forces pour former un gouvernement, ce qui pour le moment n’est pas sûr d‘arriver. En cas d’un échec des négociations, une crise politique s’ouvrirait, qui peut inclure l’appel à des nouvelles élections.

D’un autre côté, l’échec dans l’obtention de la majorité parlementaire limite fortement les ambitions d’Erdogan de réformer la Constitution et d’impulser un régime présidentialiste, avec l’objectif de concentrer encore plus le pouvoir.

Mais l’élément le plus intéressant de ces élections ce sont les résultats obtenus par le parti de gauche kurde HDP (des sigles en turc de  « Parti Démocratique du Peuple »). Fondé en 2012, il a obtenu des scores très important, en conquérant 13 pour cent des votes (plus de six millions de personnes), et en étant la quatrième force la plus votée dans ces élections. Cela lui fournira une représentation parlementaire de 80 députés, 45 plus que ce que ses prédécesseurs politiques ont obtenu dans les élections de 2011.

Le système électoral turc inclut un seuil de 10 pour cent des votes pour que les partis puissent rentrer comme tels au parlement. Au préalable de ces élections, les groupes qui conforment maintenant le HDP présentaient des candidats inscrits comme indépendants  et non pas comme parti, ce qui leur fournissait une moindre représentation. Avec les résultats obtenus dans cette élection, le HDP il a réussi à surpasser pour la première fois le seuil brutalement anti-démocratique du 10 pour cent et à rentrer au parlement comme parti proprement dit.

Le HDP est une organisation politique surgie fondamentalement à partir de la lutte du peuple kurde (une minorité ethnique en Turquie) par son autodétermination. Mais son programme excède la question purement nationale, en adoptant une position globale « démocratique radicale » et de « gauche anticapitaliste ».

C’est-à-dire, il s’agit d’une formation avec des traits similaires à ceux de Syriza en Grèce, de Podemos en Espagne et aux formations du « Parti de la Gauche Européenne » en général. Dans tous ces cas, ce ne sont pas des organisations de la gauche socialiste révolutionnaire (avec des positions d’indépendance de classe), mais des variantes réformistes qui font le pari d’une issue dans le cadre du régime existant. Mais aussi comme dans les autres cas mentionnés, l’important score du HDP marque avec toute clarté un basculement politique à gauche des amples portions de l’électorat qui rompent avec les formations politiques traditionnelles et cherchent à travers le vote une alternative aux politiques néolibérales, à la « austérité » et leur régime politique excluant.

De plus, le HDP fait partie de la même tendance politique-idéologique des Kurdes de Kobane, qui ont fait face et ont vaincu l’État Islamique. Il incarne non seulement la bataille par l’autodétermination des Kurdes, mais aussi de toutes les minorités ethniques et religieuses, auxquelles il a inclut dans ses listes à travers des référents des différentes communautés.

Taksim et Kobane

Pour comprendre la chute de votes d’Erdogan et l’avancement électoral du HDP, il faut partir de deux expériences politiques importantes qui ont marqué à feu les jeunes, les travailleurs et les femmes de la Turquie; et la population kurde (de la Turquie et du reste de la région).

La première d’elles a été la révolte de la Place Taksim, en juin 2013 [[1]]. Ce soulèvement avait toutes les caractéristiques du cycle international des révoltes populaires, telles que le « Printemps Arabe » et les indignés de l’Espagne. Là la jeunesse s’est mobilisée pour faire face au gouvernement d’Erdogan qui voulait avancer dans la destruction de l’espace public (le Parc Gezi) au bénéfice des intérêts immobiliers capitalistes. Mais le soulèvement a agi comme catalyseur d’un mécontentement social plus large, spécialement contre les politiques répressives d’Erdogan et l’approfondissement de l’oppression religieuse de la part de son gouvernement islamiste.

Les protestations de Taksim, vraiment massives, ont été réabsorbées après une forte  répression étatique. Mais elles ont marqué un «  point d’inflexion » dans la conscience de toute une génération : la récupération des méthodes de mobilisation dans les rues, l’organisation par en bas, la remise en question du régime, etc.

La deuxième grande expérience politique a été la résistance de la part des Kurdes de Kobane (au nord de la Syrie, dans la frontière avec la Turquie) contre l’offensive militaire de l’État Islamique (EI). Pendant quatre mois, les milices de Kobane ont fait face et ont maintenu contrôlées les hordes de l’Etat Islamique, jusqu’à ce qu’ils ont complètement réussi à les battre et à entreprendre une contre-offensive qui continue jusqu’à l’aujourd’hui. Les Kurdes de la Turquie ont joué un rôle très important de soutien politique et matériel à la résistance de Kobane. Le triomphe de la résistance contre l’Etat Islamique a généré un énorme impact, non seulement entre les Kurdes, mais dans tous les secteurs de la population turque opposés à l’oppression religieuse et au djihadisme.

Le HDP a obtenu son très important succès électoral parce qu’il a réussi à donner un canal d’expression politique à ces deux grandes expériences. D’un côté, il est apparu comme le porte-parole d’un secteur important des « indignés »Turcs , de la jeunesse qui résiste contre le gouvernement d’Erdogan. D’un autre côté, il a capitalisé l’énorme solidarité de larges secteurs de la population (des Kurdes, d’autres minorités ethniques et religieuses, et des laïques et des progressistes) avec la résistance de Kobane.

En deuxième lieu, le HDP a bénéficié d’une tendance internationale de poussée électorale de la gauche. Les triomphes de Syriza en Grèce et des « candidatures populaires » (soutenus par Podemos) dans les municipales espagnoles ont aussi généré un vent favorable.

Finalement, mais pas moins important, des luttes importantes du mouvement ouvrier se sont développées ces derniers temps en Turquie. Les derniers mois ont eu lieu des grèves de milliers de travailleurs dans l’industrie métallurgique, qu’ils ont complètement réussi à paralyser. Le Premier de Mai y a eu des grands affrontements entre les syndicats et la police, qui a essayé d’empêcher la mobilisation. Dans les dernières années quelques expériences de lutte se sont accumulées, entre elles celle des mineurs qui se battent contre les conditions terribles de travail (qui causent de centaines de morts).

Le important résultat électoral du HDP est l’expression politique de tous ces éléments, et en même temps un facteur pour son développement par l’impact qu’il peut produire dans des grands secteurs de la population.

Le rédemarrage historique.

Dans l’ensemble, ce qui arrive en Turquie est un clair exposant de ce que notre courant Socialisme ou Barbarie a défini comme le redémarrage historique des expériences de lutte des exploités et des opprimés. C’est l’entrée en lutte de nouvelles générations qui, en partant d’un niveau politique bas – par la rupture des fils de continuité avec l’expérience historique des générations antérieures-, recommencent à accumuler ses propres expériences, ses propres conclusions politiques, ses propres soldes organisationnels.

Cela commence lentement à inverser le rapport de forces réactionnaire hérité de la « contre-offensive néolibérale » des années quatre-vingts, les échecs consécutives du mouvement ouvrier, et la « crise de subjectivité » provoquée par la chute de l’Union soviétique dans les années quatre-vingt-dix et la restauration capitaliste généralisée dans les ex- « pays socialistes ». Ce « redémarrage historique » a eu une stimulation très importante à partir de la crise économique mondiale de 2008 et les explosions de révolte dans beaucoup de pays, déchaînés en 2011 par le « Printemps Arabe ».

La nouvelle situation, bien qu’elle ne soit pas exempte de grandes contradictions et limites, présente des éléments plus favorables pour le développement de la gauche dans une grande partie du globe. D’un côté, cela rouvre le débat stratégique entre les variantes réformistes (comme le HDP, Syriza et Podemos) et les variantes révolutionnaires, socialistes (comme celle que nous défendons dans le courant Socialisme ou Barbarie). Mais, surtout, ceci implique une opportunité très importante (qui doit être été mise à profit jusqu’au bout) pour la construction d’organisations politiques de gauche, qui peuvent commencer à avoir un impact dans la situation et les luttes sociales et politiques des différents pays et régions.

Par Ale Kur, Socialisme ou Barbarie, 11/6/15

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